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je 03.04.14

Paris.

tenir ainsi un journal chaque jour était intenable.
j’ai voulu lutter contre le temps, l’oubli.
j’ai voulu tenir prise. contre le sable.

avec
traces.
peut-être est-ce vain
m’y suis-je enfermé
mais il y a ce « avec »
et notre tentative d’insoumission au temps…

 

ve 04.04.14
Paris.

le courage est toujours une insoumission. une insoumission à ce qui peut faire obstacle, à la peur générée par cet obstacle, à la peur comme obstacle en elle-même. avoir peur et faire tout de même…

 

di 06.04.14
Paris.

lecture-concert hier au centre culturel de Collégien. la très bonne tenue des différentes voix qui se sont succédé et la rare cohérence ce soir-là  dans cette diversité : celles de Azam, Boute, Dubost, et la nôtre je crois avec Eric et Dan…

je retrouve cela :

La poésie est l'expression par le langage humain, ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence ; elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.

Mallarmé

rare définition qui me semble un tant soit peu valable… et pourtant la définition de la poésie ne peut qu'être floue, fluctuante étant donné que c'est justement sur ce qui dit, définit, appelle, qu'elle agit, travaille, modèle, presse : le langage.

je bosse sur le disque, la conduite texte-voix-zique, leur articulation.

sacs faits pour la Russie.

 

lu 07.04.14
Paris. Москва.

départ Russie, de nuit : plein Est, là où le soleil se lève avant.
avant ici. avant où je vis.
aéroport. le jour pointe au moment du décollage.

voyager, par mon écriture. voilà plusieurs années que cela m’est permis. je ne crois pas que enfant, pré-ado, alors même que je me savais en partie déjà pris, travaillé par l’écrit, j’aurais pu imaginer cela : traverser parfois un bon bout de l’arc terrestre (Québec, Hongrie, Russie, par exemple…) parce que ces petites écritures, ou voix, ont interpellé quelqu’un là-bas…

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devant le Ritz Carlton de Moscou, en amont de la place Rouge, avec mon chauffeur qui ne parle ni anglais ni français, et je ne parle pas russe, dans des bouchons monstrueux… nous ne sommes pas très bavards…

Москва aux mille bulbes de couleur et à la boue grise de neige.

arrivée à l’hôtel… à manger ma première soupe russe, le restau dans les sous-sols de la résidence, désert, je suis seul, il est 15 h heure locale, je mange, avec de la zique, de la variétoche locale daubée : « Macha, Sacha… » chante le refrain…

à chaque hall de maison publique, d’institution, d’entrée de bâtiment, à chaque accueil, pied d’escalator de métro, des personnes seules gardent, et s’ennuient, dans des guérites ou de petits bureaux… nous avons également une gardienne dans le couloir de notre résidence, et cela 24h/24 alors même que nous ne sommes que trois à dormir dans cette aile… elles remplissent parfois d’hypothétiques registres qui, vue l’apparente inactivité et le non-sens de leur présence ici, doivent tenir par conséquence, par défaut de raison supérieure, une importance centrale.
je n’arrive à lire, déchiffrer, imaginer là que deux explications : ce serait le reste, le fruit d’une société de la surveillance, et l’héritage d’une société qui fut celle d’un plein-emploi créé avec ses milliers de « petits métiers » qui semblent désormais si obsolètes pour un occidental.

la terre noire, les rares restes de neige, la bibliothèque Tourgueniev au style d’un certain pompeux issu d’un empire certain, où nous intervenons avec Vincent Tholomé et trois autres poètes russes.
la belle rencontre avec M., qui nous a invité ici et organisé la tournée en prenant ce risque assumé, ferme, d’inviter des poètes pour la première fois, étrangers et ne parlant pas la langue qui plus est…

soirée au restaurant avec M. et K. notre traductrice, dans un ancien appartement collectif, vin blanc… puis nuit de discussion à la vodka piment-miel avec Vincent dans ma chambre.

 

ma 08.04.14
Москва.
le grand beau. 5°C.

grande marche avec Vincent, cathédrale du Christ-Sauveur où les signes, les gestes de dévotion sont nombreux, Kremlin, magasin ГУМ (GUM), cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux et place rouge donc… la balade classique sans l’avoir décidée, nos pas nous y ont menés dans une après-midi pleine. toute la ville fait son nettoyage de printemps pour chasser la poussière de boue sèche, après la neige : les passants partent en courant devant les arroseuses qui ne font pas dans la dentelle.

les fabuleusement jolies femmes russes, aux formes parfaites, le phénotype slave sans doute, à l’élégance droite, toute en verticalité, explosivement sensuelles, quoique pour beaucoup d’entre elles elles soient ainsi quasi transformées en pur « objet » sexuel, et il y manquerait un peu de « sujet »… et cela serait peut-être le pendant symétrique d’une mâlitude qui se veut virile (dont se réclame, entre autre, celle du pouvoir) ?

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en fin de journée : rencontre, lectures des textes bilingues, et longue causerie fournie avec le public, à la médiathèque de l’Institut…

soirée inattendue dans un dancing de tango : quelques bons danseurs au premier-plan, dans des passes précises, maîtrisées, millimétrées, et un film de Keaton projeté en arrière-plan, qui est lui a contrario une salve d’échecs, de chutes, de cascades ratées, dans un contraste parfait… musique, jeux de couples, de sensualité, de distance, d’érotisme effleuré, tournoyant, retenu et pourtant criant… parfaite composition, vision indicible par le verbe, il faudrait, ici, avoir et savoir parler avec une caméra… nous sommes très exactement dans le bal d’Ettore Scola.

retour à pied dans la nuit à peine fraîche de Moscou.

 

me 09.04.14
Москва. Самара (Samara). Тольятти (Togliatti).

dormi 2 h
à 5 h
je quitte Москва
de nuit
avant l’aube
comme furtivement
pour Тольятти.

en partant je bute, surpris, sur une forme de draps blancs : la gardienne dort dans le couloir de l’hôtel-résidence sur un petit lit déplié au pied de son bureau, sa télé est éteinte, elle ronfle légèrement… elle ne m’aura pas entendu partir.

taxi, route, aéroport… on passe assez vite cette fois-ci toutes les gradations de la ville, du centre vers la banlieue, c’est-à-dire aussi du léché vers la dégradation et cela est sans doute le propre de toute urbanité depuis qu’elle existe…
la neige vient de partir il y a donc à peine quelques jours, c’est toujours le grand beau, l’air frais, léger, agréable, juste la poussière et la boue qui subsiste et marque toutes choses situées à moins d’un mètre cinquante du sol.
la terre noire toujours sur les trottoirs défoncés, dans les interstices, les « blancs » entre les constructions (où quelques bouleaux ou pins, très abîmés, tendent leurs bras crucifiés…)… c’est cette terre-là même , le tchernoziom, que l’on retrouve déjà dès que, depuis l’Ouest, l’on commence à s’avancer vers l’Est dans le bloc continental, parfois dès la Hongrie ou la République Tchèque…
à plusieurs endroits, sur l’autoroute, des gars sont arrêtés sur les bandes d’arrêt d’urgence, et fument des clopes, à l’aube… qu’attendent-ils ?
je paie le taxi sans compteur avec une liasse de gros roubles.

attente aéroport. je n’ai pu faire que des nuits de 2 à 5 heures depuis dimanche, je suis fatigué mais léger, dans le flux, la trajectoire, la vitesse du voyage. je saisis les notes éparses de ce journal, prises tout d’abord dans mon carnet, devant le ballet des avions, des véhicules orange, jaune fluo, des camion-pompes de kérozène, la chorégraphie du tarmac auquel on pourrait donner le nom de plateau, comme au théâtre…
j’embarque avec l’Аэрофлот (Aeroflot). sur le logo subsiste faucille et marteau.

et puis 1 100 km plus loin, plus au sud, la Volga surgit soudain en partie gelée. elle approche, ici, les 15 km de large.

commence alors l’autoroute défoncée, la poussière… le vertigineux défilement de ce que je n’avais jamais vu… et c’est 1 heure et 30 minutes d’ornières et de nids de poules où il faut avoir quelque expérience de ce bitume torturé, éclaté par le froid, le chaud, à peine rustiné par l’entretien rudimentaire.
et l’on file et raie l’espace des forêts, du pays plat, de la terre noire, encore, encore, encore…
et l’arrivée…

Togliatti Togliatti…
poème de la poussière.

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je continue de me prendre dans la tronche toute l'immense vague de la continentalité russe, terrienne, et p… c’est bon, c’est dingue.
c’est de cette profondeur que doit être générée, engendrée ce que l’on appelle son « âme ». née, conséquence, effloraison de cette terre sans fin, sans fond, noire.
la ville couverte de boue de neige, les usines, les steppes, c'est du Enki Bilal dans les grandes largeurs. ça ressemble plus à des vacances au « Stalker club » qu’au « Club Med », et j’aime ça.
Togliatti toute plate, et ses trois districts, n’a pas de centre… c’est une étendue, juste une étendue de béton, de bitume et de terre… elle a longtemps été la plus grande usine automobile du monde (AvtoVaz - Lada) avec ses 160 000 ouvriers. d’un village de 6 000 habitants, submergé par le barrage dans les années 50, elle est passée à une ville de 800 000 âmes.
« un désert vivant » dira ma fille en découvrant les photos.
les cheminées crachant noires, les usines noires, et cette terre toujours, sur les trottoirs, c’est tout un monde, presque une icône, post industriel, post soviétique, qui semble surnager.
sieste éclair… puis musée en plein air de l’armée, le musée de la grande faucheuse : hélicos hors mesures, chars, migs, missiles, sous-marins nucléaires… toute la fabuleuse ingéniosité malheureuse, monstrueuse. chaque machine a sa fonction, précise, spécialisée, terrifiante, mortifère, avec cette « esthétique », ce design si particulier aux soviets.

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taxi, et ce sont à nouveau les avenues défoncées, géantes, les ronds-points défoncés, géants, les blocs d’immeubles immenses, gris, fatigués, géants.

ici le degré d’angle d’ouverture sur le monde extérieur n’a pu être large, et aujourd’hui encore il semble ne pouvoir l’être. ici la plupart n’ont presque jamais voyagé.

au soir, dicture à la grande bibliothèque, puis séances de questions, longuement. là encore salle pleine, public de tous âges, de toutes conditions sociales, chose que l’on ne voit que peu chez nous.

et quand tu causes de poésie là-bas, et qu'en plus tu viens d'ailleurs, alors, alors… tu es accueilli comme Victor Hugo ou Aznavour…
on se photographie avec toi, on te demande des autographes, certaines jeunes étudiantes frémissent à ce qu’elle fantasment de votre vie d’artiste voyageant, signe essentiellement de la construction mentale que certains ont besoin de se composer… mais aussi et surtout, une attention, des échanges, des questions, des élans de sentiments poétiques d'une très grande profondeur, d'une très grande pertinence… c'est chez eux une question qui les traversent incroyablement.
on me demande là encore, comme on me le demandera tout le long du voyage, qui est-ce que je lis comme russes : je parle alors le plus souvent de Akhmatova, de Tsvetaïeva, Mandelstam, et puis je mentionne également Cendrars, avec évidence pour moi, pour La légende de Novgorode, La prose du Transsibérien

les jeunes, les nombreux qui sont venus écouter, questionner, rencontrer, ont soif, grande soif, immense soif (et pas de vodka)… évidemment ça n’est pas là a priori les jeunes fascinés par leur tsar actuel, omniprésent celui-là dans les tv et les journaux qui me semblent bien verrouillés, qui sont présents à ce genre de rencontre. (et s’il faut une poigne probablement pour tenir un pays de cette envergure, cette poigne n’oblige pas à la lutte menée avec férocité contre les opposants et ceux qui de manière générale ne vivent pas selon les canons majoritaires, dominants…)
et puis, et puis… ce jeune homme de quelques 18 ans qui, après la lecture et l’échange, n’a pas de sous pour me prendre un livre, je lui offre… et on discute alors longuement, on fume, dehors, sur le trottoir poussiéreux, les pieds dans les restants de neige et de glace sales, ce jeune plein de cette soif démesurée, qui a lu Kerouac, qui me demande que lire, insistant pour lui noter des noms d’auteurs, comme beaucoup d’autres pendant ces 5 jours (je lui fournis une liste de cinq, six noms... avec ça, en remontant les pistes ensuite comme un indien, on peut en avoir pour une vie), il a les yeux qui brillent à l’idée de partir voyager, de ces voyages que je lui raconte avoir eu la chance de vivre… on se souhaite de bonnes choses, je m’engouffre dans un taxi, il reste là… ce jeune qui avait soif, soif… cela m’a profondément touché, bouleversé.

on rentre à l’hôtel, mange avec quelques français rencontrés là par hasard, précepteurs dans quelques grandes familles du coin.
je fais mon sac du lendemain, me couche, tout ça résonne, résonne, résonne encore longtemps dans la nuit de Togliatti…

 

je 10.04.14
Тольятти. Самара.

quitter Togliatti
la petite Elena que je ne reverrai jamais
sans doute
Elena dans sa ville
son monde de naissance
dont elle est si peu sortie
comme la plupart ici
Togliatti le poème fabuleux de la grande poussière
quitter Togliatti
Togliatti je t’aime et c’est inexplicable

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la route, l’autoroute défoncée… 2 h et les villages souvent dépouillés, ruineux, ancrés dans la terre, la poussière d’un gris sombre, les trottoirs, les rues sans goudron, les détritus de bord de route dans la boue… on file vers Samara avec le taxi sans compteur toujours, rayant les terres de forêts plates, fonçant sur le rail des ornières du bitume défoncé, crevassé, où parfois des tracteurs circulent, d’antiques camions, et que des piétons traversent en prenant des risques fous.
c’est la grande route tragique
des forêts sans fin
des terres continentales
noires
quitter Togliatti
Togliatti poème de l’usine
et de la poussière…

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j’essaie dans les cahots de la route de prendre des notes, à la vitesse du défilement réel… Kerouac tu aurais kiffé !
sur certains bras encore pris de la Volga, des gars pêchent sur la glace, assis emmitouflés devant leurs trous.

on arrive dans la banlieue sans fin de Самара.
à l’академия (académie pédagogique de philologie romane) : reçu avec une grande chaleur et déférence par la sous-directrice dans un français impeccable, seulement légèrement accentué, elle porte dans son port, son attitude tout l’ancien régime, cadré, mais mêlé d’une grande gentillesse. son collègue m’accueille de même, homme à l’œil vif, rieur, d’une grande finesse. on s’installe tout d’abord autour d’une petite table, nappée, avec service en porcelaine légèrement suranné, et l’on sert du thé, du café, des petits biscuits, en prenant le temps de discuter, et dans chaque lieu ce sera le même rituel, le même décor… puis c’est la lecture, l’intervention, et l’échange avec les étudiants. ils se lèvent à l’entrée des profs, applaudissent au signal de l’enseignant, et se montrent, encore une fois, pour la plupart étonnamment pleins d’intérêt. là encore, plusieurs repartent avec des livres que je signe.
puis hôtel. mails, 10 minutes de sommeil, douche, et ça repart…
à l’Alliance Française : la belle équipe. long interview avec une journaliste de presse écrite, encore une fois nous abordons de véritable questions de fond, cela devient une habitude décidément ici. on parle des processus fondamentaux qui poussent à écouter, à créer, à construire… elle anticipe une bonne partie de de ce que je cherche à exprimer, de ce qui relève des grands procédés d’impression et de la nécessité ressentie, virulente, viscérale, de restitution. elle me parle à un moment de Khlebnikov, évidemment pour la recherche d’une langue travaillée, plastique, de façon à ce qu’elle soit sienne.
mais je sens là aussi chez certains russes (pas tous, mais chez les jeunes de Togliatti par exemple, tout comme chez la journaliste qui s’est rendu compte à un certain âge qu’elle perpétuait l’œuvre de son père, journaliste arrêté par le régime), une sorte une déshérence, une sentimentalité, une évidente profonde mélancolie, comme chez beaucoup de peuples, peut-être, qui n’ont pas et n’ont pas eu l’ouverture, les choix désirés… d’où cette soif, qui me semble sans fin (et encore une fois ce n’est pas de celle de la vodka dont je parle, même si elle peut en être l’évidente, tragique conséquence), accompagnée de cette sorte de béance sensible, qui se manifestent à votre rencontre, quand vous, vous arrivez comme un miraculé, ayant eu la chance d’avoir parcouru un monde, un espace plus large, d’avoir voyagé, et ainsi d’être venu jusque là, parler, rencontrer, écouter…
mais je comprendrai peu à peu, ensuite, en quoi cet esprit est une caractéristique propre, « locale », à ceux des territoires slaves, et non pas seulement une conséquence de la rencontre avec ce qui est de l’extérieur.

je pars ensuite marcher quelques instants, seul, besoin de recentrer, souffler, seul, dans le silence, dans l’air frais…
Samara, Samara, ta Volga n’est plus gelée…

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le soir : lecture-dicture au musée Alekseï Nikolaïevitch Tolstoï (pas Léon, mais l’auteur de Pierre Le Grand, et d’une adaptation en 1936 de Pinocchio : les aventures de Bouratino), dans sa maison de vieux bois… petites pièces, parquets, tentures anciennes, photos d’époque, mobilier et objets début du siècle, la Russie des années 30 est restée là, presque immobile, sentant bon le bois ciré…
alors que je suis en train de dire mes textes, un homme d’un certain âge se lève et se met soudain à crier plusieurs phrases que je ne comprends évidemment pas, le public essaie de le calmer, et j’arrive sans m’interrompre, en continuant mon texte, en le jouant autrement, à le « maîtriser », en adaptant tout d’abord mon adresse, bienveillante mais la rendant très directe, dans les yeux, me rapprochant, et posant mon ton, mon regard avec une autorité ferme, calme, sans équivoque, et il se rassoit enfin, et je continue...
puis c’est l’échange avec le public, encore une fois long, passionnant, pertinent, un intérêt profond.
lors des questions, le vieux bougre s'étonne encore, comme pas mal de personnes relativement âgées me semble-t-il, de l'absence de rime, et me demande également si je fais partie d'une Union des écrivains. nous sommes plusieurs à sourire.
ils utilisent comme nous l’expression de « vers blanc », mais ne connaissent apparemment pas celle de « vers libre », et dans ce « libre » peut-être peut-on y lire là toutes les histoires, différentes, politiques, de nos deux pays…
après la rencontre, il m’offrira son recueil de poème. c’était donc bien autre chose que se jouait dans cette tension polémique. et je trouve toujours cela assez émouvant.
et puis on veut se prendre en photo avec le pouète, et ce sont les autographes, les dédicaces, les apartés touchantes toujours…
et la soirée au restau avec l’équipe qui organise et un organiste français en tournée qui nous a rejoint. on picole un peu. belle soirée. ces gens me plaisent.
une sortie de concert, de scène, d'une rencontre publique est toujours un moment très caractéristique, où, après la dépense, la prise de risque, l'on se sent comme porté, shooté par la charge d'adrénaline qui a été dépensée, mais aussi par celle de la concentration, de l'écoute, du partage, de l’impact affective qui ont été portés.

taxi. on cause politique, on cause Ukraine aussi, et la parole est libre avec ceux-là…

je rentre, prépare mon sac quotidien, m’écroule.

 

ve 11.04.14
Самара. Москва. Paris.

le retour, lentement, par paliers, par étapes, par escales…
la route…
les nombreux gars en panne qui s’arrêtent et attendent en plein milieu ou sur les voies de gauche, et on les évite comme l’on peut par une virevoltade du volant…
et c’est la boue, la poussière encore une fois…

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nous parlons beaucoup avec le chauffeur de taxi, je l’avais déjà fait bosser la veille, il parle un français ressurgi de ses années d’école et est allé deux fois à Paris, il me raconte sa ville, ses bâtiments, m’explique la pêche sur glace… il me montre même les photos de ses petits-enfants, je lui montre celle de mes filles. à la fin, alors qu’il me dépose à l’un de mes derniers aéroports, je lui laisse un bon pourboire et l’on se met d’accord en riant que ce sera pour acheter un cadeau à sa princesse de petite fille, et nous nous serrons dans les bras comme de vieux copains…
il y a dans les voyages cette qualité particulière des rencontres, sans doute due, au-delà des gens rencontrés, aux conditions extra-ordinaires où elles se font. c’est une qualité de l’ouverture, descellée, desserrée par le flux, le mouvement, et l’instant présent.

les avions, la succession des avions pris…
les contrôles, passeport-visa-preuves de passages dans les différentes villes en main, les attentes devant les tarmacs…

et l’on décolle, on s’arrache au sol dans toute la puissance de la machine…
un passager fait alors un sérieux malaise, obligeant à sortir l'oxygène et tout le bazar, l'avion fait demi-tour, revient à Samara, survole la Volga encore, évacuation, re-plein de kérosène, procédures à nouveau, et on redécolle, traverse encore 1 100 km de terres russes, de terre noire, de terre blanche…

je rentre doucement…
j'écris dans les airs au-dessus des terres noires sans fond, sans fin, continentales, encore une fois, de la Russie sans fin, sans fond…
peu à peu, lentement, je redéroule ce film fou de 5 jours.
si peu de jours, mais la pénétration en profondeur a été si considérable.

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j'atterris… sans bagages… avec le voyageur malade, le fret a pris du retard à l’escale de Moscou… mais ça doit arriver demain.

il sera difficile de raconter tout cela, ces 5 jours denses, intenses comme des années…
7 rencontres, 9 500 km, le mot de « tournée », le rythme de tournée prend tout son sens.

et oui c'était passionnant, dense, riche… qui aurait cru que la poésie pouvait avoir cet écho ? intensité des rencontres, profondeur des échanges, sont fous de poésie ces gens-là… une profondeur de l'intérêt pour la littérature que l'on ne trouve pas aussi puissant, aussi vif dans tout pays… serait-ce ce que l'on appelle « l'âme russe » qui se reconnaît aussi intensément là-dedans ?
sans tirer quelques généralités, verser dans quelques archétypes ou clichés concernant cette « âme russe », le simple fait qu’elle ait un nom est en soi un marqueur… et qu’elle séduise, intrigue, interroge autant un « de l’Ouest » un fait marquant. vous avez cette sentimentalité, parfois exaltée, si touchante, cette ouverture large, généreuse, ce flux d’émotions intenses, associées, mêlées, traversées, chargées, peut-être rongées, par une mélancolie, un fatalisme triste, voire parfois une rugueuse rudesse (ça ne rigole pas toujours entre eux, avec les chauffeurs de taxis par exemple). et cela seul donne à ce qu’ils sont une entité remarquable, particulière. et ce mélange est un alcool fort, une ivresse.

il sera donc long de raconter… dans quelques jours peut-être, dans mes poèmes, dans le journal…
l'immense profondeur du continent russe…
car « profondeur », dans tous ses sens, est sans doute le mot qui restera, subsistera le plus à tout ce voyage.

avec vivre, minute par minute…

 

sa 12.04.14
Paris.

je tente de former, composer tout cela, les notes, en buvant ma vodka-piment.
et c’est monstrueux à écrire.

 

À quoi bon ma vie immobile dans ce trou noir, je me dis, quand partout alentour s’agitent des ingénieurs en aéronautique, parcourent en tous sens la planète Messieurs les Administrateurs des Iles Éparses et des experts assermentés près les tribunaux expertisent tandis qu’ailleurs attaquent formidablement des banques des bandits prodigieux ? Vrai, comment ne pas se demander ce que l’on est venu faire là au milieu et d’où nous vient cette audace de respirer le même air qu’eux ? Il est déjà fort tard dans la nuit quand sous le couvercle de ma boîte de camembert, je parviens à réduire tous ces gens importants en bouillie et ramener leurs prétentions au niveau des miennes ; alors, adieu plomberie existentielle ! Je glisse enfin vers le sommeil, tel un lézard sous la lune, lentement avançant sur ses petites pattes à la recherche de trèfles à quatre feuilles dans le gravier des cimetières.

Pierre Autin-Grenier… nous a quitté

 

di 13.04.14
Paris.

je redescends doucement, comme un avion ses paliers d’altitude…
je rame avec ce récit de la Russie, c’est que le séjour a eu une énergie, une densité, une dynamique, une cinétique si particulière que je vais avoir bien du mal à la restituer par une forme adéquate : notes brutes, syncopées, accumulées dans la vitesse, rayant le temps d’un trait de couleurs, ou un phrasé plus long, flux plus épais ?
je mettrai 6 jours à le boucler (plus que le voyage lui-même donc), tant bien que mal, tant mal que bien.

Russie, Russie, ton immense, immense profondeur, sans fin, sans fond…

 



PS : les lacs de larmes et de fers, dont on me demande des nouvelles, on ne m'en a pas fait beaucoup part en définitive… et puis sur certains points, même mineurs, il ne m'était pas possible de compromettre ceux sur place, et ce ne sont pas mes trois mots perdus là je pense qui auraient changé quelques chose, et le choix fut difficile, mûrement pensé. mais de tout ce qui se joue là-bas j'en ai eu tout du long, j’en ai toujours la conscience aiguë … et rien n'excuse la violence d'Etat exprimée à ce point-là !