21.12.13

Paris.
solstice, le jour de jour court.
ciel blanc, laiteux, plafond assez haut.

hier, les amis anglais, théâtreux, sont arrivés à la maison pour quelques jours. ils ont des valises énormes, grandes comme des menhirs, on y rentrerait un homme… quel peuple étrange, avec qui nous rigolons franchement, et fêtons l’anniversaire de mes filles, bien grandes désormais.
après ces derniers jours si pleins j’ai enfin eu, hier également, quelques rares moments pour moi, et pu revenir un peu à l’écriture, et ne rien faire une paire d’heures.

je retrouve cette note qui, même répétée ici, se perdra à nouveau dans la masse, les strates de traces :
« ne pas se faire d’illusion : nous sommes en train de mourir.
ça n’est ni désolant ni joyeux, c’est. »

mille choses à faire aujourd’hui, faire les sacs, partir demain…

lorsqu’on l’observe l’esprit toujours vagabonde, passe sans cesse d’une pensée à une autre. il passe sans cesser également, mais en des cycles plus longs, d’une sensation à une autre, d’un « état d’esprit » à un autre, d’un ressenti agréable à une impression âpre… qu’en tirer comme conclusion ? tout d’abord qu’il ne faut pas s’emballer, dans un sens comme dans un autre, que la roue tournera toujours… ensuite que l’esprit est ainsi, qu’il n’y a pas à résister à cela, mais bien plutôt l’accepter, et que là commence probablement une certaine sagesse, peut-être même un certain bonheur… mais ce bonheur ne sera pas exempt de sensations désagréables, de moments rugueux, puisque c’est justement la nature-même de l’esprit.

verre avec Manon. puis « circonférence » au plateau : conférence sur le cirque avec extraits de spectacles. ce soir : les fil-de-feristes.

 

22.12.13
Paris. Lyon.
7 degrés à 8 h, après le coup de froid pourtant d’hier.

départ pour faire le tour des familles.

 

23.12.13
Isère.
chez mon père… le ciel pluvieux d’hier disparaît tout à fait, et c’est le large bleu qui domine, le soleil baigne le devant de la maison, les prés… la forêt elle reste dans l’ombre humide, plus fraîche.
méditation dans le pré.

les demi-neveux partent au boulot à 5 h, bien avant le jour : usine d’andouillettes, petit magasin d’électro-ménager, ou caisse de supermarché… ce sont deux « mondes » toujours ici qui se sont côtoyés, entre « eux » et « nous », qui se rencontrés, qui ont vécu des bouts de vie ensemble. cela n’a pas toujours été évident, surtout lors des adolescences : que se dire parfois ? où, et sur quoi, pouvait se faire le point de rencontre ?… mais mon père et M ont toujours fait le lien, le pont, ont toujours été de minutieux et fins médiateurs… il reste tout de même que certaines différences sont quasi irréductibles, les préoccupations, les occupations, les goûts de chacun étant parfois si éloignés…

je pars me balader autour du village, flâner seul et profiter du grand soleil…
je passe par le moulin… où reste ma grande tante Jeannine, le grand oncle Gaston lui nous a quitté relativement jeune, il y a 16 ans déjà, et c’était un sacré orateur, gouailleur, le verbe pointu, ancien de la SFIO… au moulin : étang asséché, vanne, déversoir et roue rouillées, presque toutes les machines démontées… c’est ici un monde qui s'en va... il ne reste que cette odeur tenace, prégnante, persistante, de farine, du bois et de la graisse des machines qui ont travaillé plusieurs générations…
le moulin, sa partie d’habitation attenante à celle des machines (on se réveillait d’ailleurs la nuit au bruit des mécaniques, pour les surveiller, et réguler la vanne d’eau), l’étable, la grange, la remise à bois sont posés quelques mètres sous l’étang d’alimentation (il fallait un petit dénivelé pour la chute d’eau), le ruisseau coule le long du bâtiment où l’on vit, en fond de vallon contre la pente nord et dans le couloir à bise. avec cette humidité ambiante, on y était le plus souvent atteint d'arthrose sévère très jeune, et marchait alors courbé, le buste parallèle à la terre…

 

24.12.13
Isère.
méditation dans le pré.

le ciel brasse des couches, des champignons, des masses de gris. le vent souffle fort, des rafales jusqu’à 110 km/h sont annoncées dans la soirée et la nuit, la pluie ensuite…

 

25.12.13
Isère.
après le vent, la pluie, la pluie, le ciel sombre comme une nuit, entre gris cendre et noir charbonneux.
les prés se remplissent de flaques.
exténué, fragile, trop de repas pantagruéliques, trop de fatigue soudain s’échouent là, dans la relâche.

 

26.12.13
Belledonne.
neige, 35 cm au moins déposés depuis la nuit. on n’y voit goutte, jour blanc, mais on skie tout de même dans la fraîche et la profonde. en dehors des pistes rien n’est stabilisé et l’on ne s’y risque surtout pas.

 

27.12.13
Belledonne.
grand beau sur la neige, qui a fondu hier soir, puis regelé dans la nuit.
repas en famille.

voilà plus d’une semaine que j’étais mal, exténué, que je ne parvenais pas à récupérer, que nous mangions trop, que trop de bruit, de monde pour moi… et là, dans l’après-midi enfin une sieste de deux heures… je me lève reposé, détendu, calme, serein enfin… c’est jouissif.

 

28.12.13
Belledonne. Lyon.
fatigué, c’est peu dire, par tous ces repas, ce monde (c’est qu’avec le jeu des familles divorcées, recomposées, plus quelques anniversaires au milieu, Noël dure ici plus d’une semaine). je resterai toujours un sauvage, même si je suis devenu un peu plus apprivoisable.
passage au supermarché carrefour, géant, je regarde le spectacle de l’homme moderne, j’écoute les discussions, ils semblent tous « consommer » les mêmes produits, sacrifier au délire des volumes excédentaires de nourritures, écouter les même musiques, regarder les mêmes films… ce consumérisme m’atterre, m’écœure violemment. sans doute suis-je un vieux con, un vieux Mohican, réfractaire, résistant.

 

29.12.13
Lyon.
beau temps, quelques passages nuageux.
malade une partie de la nuit, remontée violentes d’acidités, je passe de longs moments assis, à attendre que ça passe.
au matin, méditation dehors, dans le silence soudain surprenant après toute cette agitation, et dans un rayon de soleil tiède qui me polit le visage.
mais nous allons reprendre la table à midi…

ce journal n’a que peu d’intérêt ces jours-ci, centré qu’il est sur la seule personne de son émetteur.

 

30.12.13
Lyon. Paris.
méditation dans les rayons très orangés du soleil levant, devant le ciel très clair, avant que la maisonnée se lève. mon vieux chat Sophocle (S l’a appelé ainsi il y a bien longtemps) médite à mes côtés, assis sur son derrière, c’est un grand maître je pense, et qui a une beaucoup plus grande pratique que moi.
les faces nord des toits sont givrés. plus tard, la brume remonte du fond du vallon et envahit progressivement les pentes, se faufile entre les arbres, les maisons, les haies.
je suis heureux de voir S heureuse en famille. mais pour moi la famille est un lieu de paix bien plus récent, et une paix non achevée qui est encore en progression, c’est qu’après de nombreuses explosions, ruptures houleuses de ce que l’on nomme le foyer, elle est encore chargée de toutes ses fragilités, poids, nœuds, ainsi que de nos complexités individuelles, collectives, névrotiques, affectives. partant de là, construire un lieu apaisé, en intelligence relationnelle est sans doute le chantier d’une vie.

retour à Paris.

 

31.12.13
Paris.
ciel blanc.
cette année se finit donc, elle ne fut pas facile.

être clair et parler clair dans tout notre enchevêtrement, confusion, dédale…

tous ces mots, toutes ces bordées de mots, toutes ces pensées, ces pensées ancrées, intimes, portés ici, tenter un peu plus de les faire rentrer dans les actes quotidiens, dans les petits éléments de la vie concrète...

nuit au restau, au café, à la maison, avec l’ami Pierre…

 

01.01.14
Paris.
ciel blanc. frais, peu froid.
très mal dormi, se lever tard, travailler, puis du calme, du temps pour soi, enfin…

Reinhold Messner : Parfois, j’ai envie d’arrêter l’escalade en montagne et j’imagine que je marche… pendant des dizaines d’années. Peut-être pour toujours, avec des yaks, quelques porteurs, d’une vallée himalayenne à une autre. À travers les forêts, les déserts, sans aller nulle part, sans regarder en arrière, sans regarder vers l’avant, en continuant de marcher jusqu’au bout du monde.
Werner Herzog : C’est étrange, j’ai exactement le même rêve. Je voudrais avoir un chien, un husky avec deux sacs de cuir et juste marcher jusqu’à ce que je sois allé partout.
Messner : Oui, c’est passionnant et j’imagine que, de plus en plus dans les prochaines années, tôt ou tard dans ma vie, je ne regarderai plus en arrière. Et je n’irai nulle part en particulier, sans destination. Je marcherai jusqu’au bout du monde. Je ne sais pas s’il est rond ou plat, pour moi le monde ne finit jamais, à un certain moment, il… s’arrête. C’est cela, probablement, quand ma vie s’arrêtera, le monde fera de même. Nous pourrions chacun suivre les traces de l’autre.
Herzog : Je m’en réjouis d’avance.
Messner : L’escalade des montagnes n’est plus si importante pour moi. Surtout l’escalade. L’important, c’est de marcher, marcher, marcher...

Conversation de juin 1984, dans le film Gasherbrum : la montagne lumineuse (Gasherbrum — der leuchtende Berg), de Werner Herzog (1985)

 

02.01.14
Paris.
grand beau, petite bise.

agir sur la peur, l’impatience, le speed… etc…

la peur : comment l’on vit avec, comment elle accompagne nos vies. comment mieux vivre avec. etc…

 

03.01.14
Paris.
ciel bleu, blanc, gris, des bancs de nuages… des coups de vent dans l’après-midi.
boulot.

Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie ou mon église. Je veux essayer de m’exprimer, sous une forme quelconque d’existence ou d’art, aussi librement et aussi complètement que possible, en employant pour ma défense les seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil, la ruse…je ne crains pas d’être seul, ni d’être repoussé au profit d’un autre, ni de quitter quoique ce soit qu’il faille quitter. Et je ne crains pas de commettre une erreur, même grave, une erreur pour toute la vie, pour toute l’éternité aussi peut-être.

James JOYCE (Dedalus)

 

je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l'endroit aussi, l'air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l'univers est ici, avec moi, je suis l'air, les murs, l'emmuré, tout cède, s'ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s'unissant, se séparant, où que j'aille je me retrouve, m'abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu'une parcelle de moi, reprise, perdue, manquée, des mots, je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper, se rencontrant pour dire, se fuyant pour dire, que je les suis tous, ceux qui s'unissent, ceux qui se quittent, ceux qui s'ignorent, et pas autre chose, si, tout autre chose, que je suis tout autre chose, une chose muette, dans un endroit dur, vide, clos, sec, net, noir, où rien ne bouge, rien ne parle, et que j'écoute, et que j'entends…

Beckett, L’innommable. 1949
p. 166 Éditions de Minuit, 1953

il faut dire les mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle ouvre ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer."

Beckett, L’innommable. 1949
p. 213 Éditions de Minuit, 1953

 

ces phrases-là vont peut-être m’amener, me pousser à reprendre, à me repencher sur bref (pas touché depuis le 6 novembre, c’est-à-dire 2 mois !).

le calme revient peu à peu dans la maison, nous n’avons jamais été seuls, avec S, depuis quinze jours.
ces dernières semaines, parce que trop de monde sans doute, je n’ai pas pu « penser ».

je chantonne de plus en plus souvent, murmure, voix grave de poitrine, de gorge…

fatigue puissante au soir.

 

04.01.14
Paris.
grosse pluie, violente, soudaine, brève dans l’après-midi… j’ouvre la fenêtre, regarde, écoute quelques instants, en contact avec ce dehors que j’aime tant.
je regarde le prunier au port magnifique (il porte 4 branches charpentières comme s’enroulant), trempé, qui est devant nos vitres, devant lequel je médite presque chaque matin. la semaine prochaine je vais le tailler, l’élaguer… j’essaie depuis longtemps de le comprendre au mieux, son architecture, sa pousse, ses cycles, ses besoins, sa forme. il est vieux. il est malade aussi, les champignons l’ont colonisé… j’essaierai d’intervenir avec douceur…

nous mangeons avec ma fille A, qui repart pour Strasbourg… nous parlons du récit que fait Duras dans La douleur des quelques jours suivants le retour d’Antelme des camps : de sa chiasse jamais vue, de son intestin ne supportant plus le poids des aliments…

parler ici est toujours fragile… toujours fragile de continuer, poursuivre, savoir que dire…. toujours si fragile, éphémère, d’être juste, de tenir le trait ténu de la ligne de justesse comme un équilibriste…

à nouveau, peut-être comme auparavant, accepter la peur. s’ouvrir à elle. et c’est déjà cela avoir moins peur…