12.04.13
Paris. Isère.
levé à 5 h du mat pour écrire. nuit noire. l’heure de plus grande froidure. léger vent. les oiseaux chantent à tue-tête. des étoiles dans les trouées des nuages blancs qui glissent. un silence d’hommes.
et sous l’ombre de ma lampe, au bord de la fenêtre, je regarde le jour se lever bleu.
comme à chaque fois, plusieurs heures de chauffe, puis arrive enfin de l’écriture « effective » et je peux alors rajouter de la chair au livre. en fin de séance, la partie 2 de bref est quasiment complètement écrite. enfin, la structure plus le premier jet. restera encore après beaucoup de boulot : nourrir encore, mettre en cohérence, affiner, réduire, polir.
à ce jour : partie 1 : env. 130 p aérées, partie 2 : env. 30 p resserrées, partie 3 : env. 25 p, plus éléments épars et notes.

En ce moment même, j’ai mal. Cet événement, crucial pour moi, est inexistant, voire inconcevable pour le reste des êtres, pour tous les êtres.

Emil Cioran
De l'inconvénient d'être né

 

il faut peut-être parfois être bien inconscient pour se lancer dans un livre, sans rien en savoir auparavant. c’est certes le lot commun de la plupart des minutes de la vie, mais dans notre cas, un livre c’est tout de même une affaire longue et couteuse en énergie.

voyage en TGV, pour rejoindre l’Isère, les presque terres froides.

lectures et relectures ces jours-ci de Pessoa, Khayyâm, Cioran, Bergounioux, Emaz…

 

13.04.13
Isère.
méditation dans les herbes hautes, parmi les pissenlits jaunes, les véroniques violettes, pleines de rosée, les bourdons, et le plein soleil encore doux du matin sur le visage.

exceptionnel beau temps. le chant des tondeuses crie le printemps.

repas joyeux chez les cousins à la ferme, franches rigolades. puis « au bois » : bûcheronnage avec le paternel dans les premières chaleurs, sur les parcelles qui étaient celles du grand-père.
passage au cimetière et au monument au mort : cette impression un peu étrange, même préparé puisque je le souhaitais, d’y lire son propre nom : « Frédéric Griot, 1917 », celui du grand oncle mort aux tranchées. vulnerant omnes ultima necat.
et l’occasion de se rappeler la phrase de Valéry : « La guerre ce sont des gens qui ne se connaissent pas qui se massacrent, au profit de gens qui se connaissent mais qui ne se massacrent pas » . quelle nécessité réelle, sensée, y avait-il vraiment d’aller chercher ainsi un paysan de vingt ans, de l’arracher de sa terre pour le jeter, en pièces, dans une autre, froide, boueuse, labourée au soc des obus et des shrapnels, et fumée à la chair humaine ?
voir ainsi son propre nom inscrit sur un monument est, déjà, chose assez rare, mais quand il s’agit d’y graver une mémoire, d’y marquer et d’y commémorer une disparition, cela laisse, même sans « traumatiser », une petite pensée qui s’installe récurrente quelque temps.
et puis, peut-être aussi que de se remémorer la fin de ce jeune gars de vingt ans, qui plus est portait mon nom, fait partager avec lui un peu plus qu’un nom, une tendresse, une presque complicité, et fait revivre un peu ce qu’il a été.

à écrire dans l’atelier paternel, sur l’établi, là où l’on peut fumer, et où je mène moi aussi mon petit artisanat.

cette histoire d’écrire en parole claire, probablement l’une de mes plus importantes bascules.

 

14.04.13
Isère.
même méditation qu’hier, le petit vent sur la peau en plus. dans les herbes je suis accompagné par les sphinx-bourdons, mi-papillon mi-bourdon, poilus, jaunes et noirs, aux longues trompes, vibrionnant des ailes à une vertigineuse vitesse dans un vol stationnaire comme celui des oiseaux du paradis, et qui pompent tout autour de moi les fleurs avec une application sérieuse, systématique.

pas assez de temps seul, isolé, pour me pencher sur bref. je préfère alors repousser, plutôt que de tenter de trop brèves séances de travail fractionnées, alors qu’il faudrait le temps d’avoir le temps, trois, quatre bonnes heures en général au moins, pour pouvoir se chauffer puis y plonger.

 

15.04.13
Isère.
grand beau encore.
méditation dans l’herbe haute, grasse, fraîche, verte et tendre, et l’odeur de lessive qui sèche. une brise assez forte parcourt le pré.
à écrire dans l’atelier.
bref : étonné parfois des cohérences qui naissent entre les éléments, sans pourtant les avoir calculées. à avancer à tâtons, presque à l’aveugle, dans l’espace vierge, inexploré des éléments bruts, jetés, de la partie 3. à essayer d’avancer au maximum le matin, ensuite, l’après-midi, ce n’est le plus souvent plus possible : manque de fraîcheur ? trop réveillé, moins dans les brumes du matin propices à la concentration sur un unique objet ? sans doute.

 

17.04.13
Paris.
grand beau, chaud.
plus de 3h30 sur bref avant de partir bosser dans les arbres. la fatigue se fait sentir crue d’ainsi se lever tôt, et de cumuler les deux activités.

On n’est qu’une fois et ça consiste à devenir.
(…)
On n’est pas. On devient. On n’arrivera pas. On meurt en chemin.

Bergounioux
carnet 2011-2010, p. 336 et p. 399

 

Quand suis-je né ? Quand mourrai-je ? Aucun homme ne peut évoquer le jour de sa naissance et désigner celui de sa mort.
Tu ne sais pas d'où tu viens. Tu ne sais pas où tu vas.

Omar khayyâm – Rubayat XXI et XXVIII

 

18.04.13
Paris.
grand beau, doux. le prunier a définitivement quitté ses fleurs pour ses feuilles, définitivement jusqu’à la prochaine saison… les grands cycles. mais âgé, il est malade et les champignons l’attaquent, même s’il n’en paraît encore presque rien.
43 ans aujourd’hui. c’est donc mon 15 695ème matin.

 

19.04.13
Paris.
bref : voilà que je suis arrivé au bout d’une des étapes de travail, j’ai désormais toute la forme générale, modelé grossièrement l’ensemble du volume global. j’ai placé la totalité des éléments que j’avais, jusqu’à la toute fin, l’épilogue…
le 13 mai de l’année dernière j’avais posé deux-trois mots seulement dans un nouveau fichier que j’avais nommé, comme souvent, bloc, sans aucune idée préconçue, préalable, de ce qui pouvait se jouer là, de ce que ça allait, peut-être, « donner », former comme volume. par ajouts successifs, peu aisés, en aveugle quasiment, j’avais nourri ce fichier de bouts épars, de fragments, de débris de phrases, de notes, lors de séances de travail peu fréquentes, rarement fluides.
puis, progressivement, j’ai vu de cette boule originelle de matière, sans forme, émerger une silhouette, un relief, une tournure, une structure possible, sans que j’en sois véritablement l’initiateur. ensuite, j’ai pu donner et impulser, volontairement pour le coup, un premier tempo d’ensemble, un rythme, une composition rythmique de séquences (récurrentes) à cette première forme encore floue, pour plus tard encore, la structurer, en dégager les lignes, les courbes, les inflexions, les parties, en fonction de quelques grandes directions et thématiques et narratives…
organiser donc l’ensemble du matériau, disponible à ce moment-là, et c’est l’étape qui vient de se finir maintenant, comme un tas de briques au pied de la bâtisse à construire, un tas de pièces (dont il m’en manquait, et m’en manque encore, une grande partie) au sein du puzzle gigantesque à agencer… après avoir laissé reposé le manuscrit quelques temps, j’avais commencé ce travail de structuration systématique le 10 mars, il y a plus d’un mois (et près d’un an après les tout débuts, ce qui a constitué en définitive la période de murissage). 40 jours donc grosso modo que je me lève pour travailler la structure avant les journées de boulot « habituel ».
maintenant, la majeure partie du gros œuvre fait, il va me falloirenlever les échafaudages, et ce sera la prochaine étape, nettoyer le tapuscrit de la quantité de notes annexes, « didascaliques », techniques, pour ne garder que le (cœur du) texte. le texte seul. et le travailler, avec tendresse presque, mais avec fermeté, avec une exigence serrée, dans un contact direct, physique, au corps.

en soirée, suis allé voir la copine Laurence Vielle jouer Sainte dans l’incendie au théâtre du Rond-Point, que j’avais déjà vu il y a un an… très forte, très touchante, ce soir, habitée.

 

20.04.13
Paris.
grand beau temps, frais, léger, aérien…

je ne veux plus du vieux langage poétique elliptique, illisible, mais d’une parole simple, claire. elle peut dire et prendre en charge tout autant, et en particulier toujours cette impossibilité de la langue à être parfaitement adéquate à nous dire, mais elle a l’avantage hénaurme de pouvoir être compréhensible, autant que faire se peut.

soirée clown (Ludor Citrik, clown sale, presque méchant, demi-goujat, créature très sommairement évoluée, humanité fruste, grossièrement équarrie) : toujours ce grand plaisir de voir notre humanité fragile, acharnée, dérisoire, se prendre les pieds dans le tapis, et ainsi crûment mise à poil. le clown porte, se charge de notre peur, en particulier notre peur de la gêne, de la perte de dignité, de la situation où nous dégringolerions de notre petit piédestal de tenue, de décence, de retenue sociale ; et c’est, en endossant ainsi pour nous cette trouille, du ridicule, du risible, qu’il nous fait rire. un rire qui est soulagement, évacuation grinçante.

 

21.04.13
Paris.
dimanche de grand beau.
ai travaillé sur bref encore aujourd’hui, deuxième journée déjà à enlever les échafaudages, à travailler la chair du texte, mais ce n’est pas un bon jour : je trouve le texte fade, et se répétant énormément. j’avance très peu. basta, on verra mieux demain, plus positif, je l’espère, à moins que ce soit aujourd’hui en fait un jour de lucidité… à un moment, probablement, il me faudra à nouveau le laisser reposer, refroidir, pour, ensuite, y voir un peu plus clair, bénéficier d’un petit recul.

voilà que c’est la seconde fois en peu de temps que des amis me disent que ma démarche d’écriture est radicale. j’en suis légèrement surpris, mais pas forcément mécontent.

on me demande : « si tu ne crois pas politiquement à un grand mouvement de refondation, alors à quoi crois-tu, à pas grand chose ? ». je crois à la responsabilité individuelle, en sachant qu’elle n’est quasi pas possible globalement. c’est-à-dire 1- que je reste optimiste en certaines qualités de l’homme, et que, par a priori, je lui fais confiance, d’abord, mais que 2- je reste lucide sur ses réelles capacités à les mettre en œuvre.