13.03.13
Paris.
-1. grand beau sur la neige accumulée sur env. 10 cm.

« Ce que je fais m’apprend ce que je cherche » dit Soulages. et cela illustre ma pensée d’hier, à savoir que le journal, n’est pas projection ou témoignage à postériori de la recherche, mais le front de taille lui-même, sur le front de taille de lui-même.

à travailler.
(je suis parfois dans 4 ou 5 manuscrits ou articles de front.)

 

14.03.13
Paris.
2 au réveil dehors.
méditation quotidienne, où je n’arrive pas à lâcher complètement depuis quelques temps. à 8 h à la table, et cela depuis 3 ou 4 jours alors que je suis essentiellement un noctambule. un peu nauséeux de fatigue tout de même, et je n’arrive pas à travailler.
du coup je lis, je regarde des entretiens (dont Juliet), et c’est lire aussi.

Ça rend sauvage l'écriture. On rejoint une sauvagerie d'avant la vie. Et on la reconnait toujours, c'est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. On est acharné. On ne peut pas écrire sans la force du corps…

Marguerite Duras
Écrire

 

pour poursuivre encore (la note du 12 en particulier) :
le journal est probablement une forme de longue méditation : sur le monde, pour le connaître moins mal, sur soi, pour se connaître mieux. et cela est d’abord une tentative de voir plus largement, d’accueillir plus ouvertement et plus amplement ce qui nous constitue, ce qui constitue ce qui est. et donc, autant qu’il est possible, avec, d’abord, une bienveillance. ensuite éventuellement peut être décidé une résistance, voire une opposition (mais peut-être cette résistance est-elle aussi, en amont, le levier, le moteur d’une telle méditation, de cette volonté de tenter, au-delà du déjà convenu, de recevoir, de voir vraiment, d’entendre, de comprendre, par soi-même).
le journal devient une partie du travail central, la marque, l’empreinte du continuum de la pensée, de la méditation, de la sensation du toucher au monde ; et donc aussi l’empreinte de l’écriture, celle autre, qui se joue autour, ailleurs, dans d’autres volumes et qui font livres, indépendants, autonomes peut-être. central aussi évidemment parce que ce qui s’y mène là est sans apprêt je crois, dans la simplicité sans mensonge d’être face à soi et à ce que l’on tente de pénétrer, embrasser, saisir, déchiffrer, entendre…

Être à la fois dans le singulier et l'universel, c’est cela l’œuvre d’art.

C. Juliet
entretien avec Jean-Paul Hirsch

 

J’ai trop voulu être, et j’ai oublié de vivre.

Cocteau

 

je suis en train de me déplacer, me transporter ailleurs.
je m’isole peut-être…
je me mets de moi-même à l’écart.
je veux mener le lent travail en soi.
descendre plus dans cette recherche.
où écouter mieux.
cela m’est maintenant encore plus nécessaire.
cet enfoncement.
c’est irréversible.


bref : l’écrire à l’abri, au retrait, par devers soi, et dans le temps patient qu’il lui faudra, quand il se dira de lui-même.

je sais ce que je cherche à dire là-dedans. et c’est peut-être impossible.
et peut-être est-ce pour cela même que je continue. pour ce manque.


grand beau aujourd’hui. et je suis à peine sorti…

jour de rien, cette impression que rien ne se passe mais où il se passe quand même quelque chose… jusqu’au soir au café…

 

15.03.13
Paris.
rentré à 6 h du mat avec quelques amis tout proches. ai écrit encore un peu, couché à 6 h 30.
quelques heures de sommeil, et le soleil le matin sur mon bureau.

glaner des éléments pour sa recherche, partout, tout le temps…

journal : lieu qui peut, presque, tout recevoir, tout accueillir.
juste quelques morceaux, moches ou trop intimes, que je ne publie pas.

on ne réussit pas tout. statistiquement c’est même assez faible la réussite. l’échouage serait plutôt la règle, et peut-être même la condition de l’essai, de la tension vers avancer.

être dans la rue pour manifester contre les massacres en Syrie. une foule qui crie, scande « assassin ! », c’est tout sauf commun.

lecture de Valéry.

 

16.03.13
Paris.
journée à travailler. sauter d’un projet à l’autre, ça commence à être un peu épuisant. j’essaie du coup d’en clore le plus possible, et ainsi tenter de centrer un peu plus l’énergie.

pas grand chose d’autre à dire aujourd’hui. 

Ce que l'écriture veut dire - elle veut dire que je ne m'en tire pas…

D. Fourcade

 

D'être seul et de se taire, on voit les choses autrement qu'en société ; en même temps qu'elles gardent plus de flou elles frappent davantage l'esprit ; les pensées en deviennent plus graves, elles tendent à se déformer et toujours se teintent de mélancolie. Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu'il ne convient, et par le silence s'approfondit, prend de la signification, devient événement, aventure, émotion. De la solitude naît l'originalité, la beauté en ce qu'elle a d'osé, et d'étrange, le poème. (Et de la solitude aussi, les choses à rebours, désordonnées, absurdes, coupables.)

Thomas Mann
La Mort à Venise

 

il pleut.

j’ai eu cette chance cet hiver de n’avoir eu que écrire à faire, quasiment. mais je fatigue je crois. c’est que book 0 est sorti (ce qui a signifié travail intense de corrections et de maquette) ; j’ai retravaillé UUuU ; écrit, puis remanié cabane d’hiver ; donné 4 ou 5 articles à des revues ; rédigé de nombreux dossiers de résidences et bourses, sans suite favorable pour le moment ; et, parallèlement à tout cela, comme en tâches de fond, mené la pensée qui se dépose ici dans ce journal ; et tenté de circonscrire et avancer, avec peine, difficulté, ce que je considère peut-être comme le travail central : bref.
mais je ne sais que mal m’arrêter, quand un peu d’air frais, d’autres activités, me feraient du bien, réalimenteraient le bocal cérébral en fluide neuf.

aller au café, Chez karole – café afghan. vivre autre chose, que le seul travail.

 

17.03.13
Paris.
soleil et pluie mêlés, température douce. pendant ma méditation, un premier plan de primevères, puis un second de pluie et de jardin, et un arrière-plan de soleil.
giboulées.

bref avance ce matin, à tout petits pas, menus.
toute la journée dessus même.

marche sous la pluie, les giboulées. un homme dans « sa » cabine téléphonique, et son amoncellement de bagages, est là.
il existe un homme, une vie là qui se déroule.

Si tu veux voir écoute d’abord, l’audition est un degré vers la vision.

Saint Bernard

 

Je n’aurai pas eu le temps de vivre, occupé de savoir en quoi cela consistait.

Pierre Bergounioux
13.10.1994
Carnets de notes, 1991-2000 – éd. Verdier, p. 480

 

la tante de mon père, ce matin, s’est jetée dans l’étang de la ferme familiale. c’est mon cousin qui l’a retrouvée, trop tard…
cela ne me brasse pas immédiatement, mais je re-prends conscience, comme régulièrement, ce que l'on oublie pourtant souvent dans le quotidien, du bonheur que c'est de vivre avec S, mes filles, les tout proches.


je goûte profondément l’exposition et l’interaction publique, par ses possibilités de présence, de partage, mais c’est tout de même un peu une traversée du désert en ce moment de ce point de vue. ceci dit cela n’est pas l’important fondamentalement (et je ne cherche plus la visibilité égocentrée, vaine, à tout prix, non plus que l’actualité coûte que coûte). je mets alors cela à profit pour travailler, écrire… pour poursuivre, plus profondément, une maturation, une conscience qui est l’objet, le fond de mon travail, de mon effort.
cette pratique de conscience, progressive, cette pratique d’une connaissance se veut tout à la fois simple, continue, bienveillante… et l’écriture, outre son travail d’une pâte de langue, de son éperdu questionnement sur notre béance de parole, en est aussi l’outil.
cet effort que je porte, constant, a également sans doute de plus en plus à voir avec « servir ». dans ce sens où tenter de se comprendre mieux, de nous comprendre moins mal, c’est dégager, favoriser nos potentialités d’attention, d’harmonie, de concordance avec soi, donc avec autrui… là où il est si facile d’encourager l’inverse, l’égocentrisme ou le penchant néfaste, pervers, des pulsions collectives, apeurées, d’agressivité, d’oppression, parfois historiquement concentrées en de larges groupes socialisés par la violence.
c’est que nous avons cette conscience, unique probablement ou quasiment dans le règne vivant, de notre finitude… qu’elle génère la peur constitutive, l’inquiétude intrinsèque, intuitive, fondamentale, (con)substantielle à notre lucidité, notre lourde clairvoyance.
et cette inquiétude, se diffusant, préside alors à beaucoup de nos pulsions de défense, de défiance, de méfiance de l’inconnu, du non maîtrisable, de l’autre… alors qu’il est, avec cette même conscience, moyen, avec quelques efforts dépassant le pulsionnel et la peur, d’en faire un usage raisonné, un allié clair et transparent, puissant, d’un calme et d’un un peu plus sage discernement.
ce mûrissement c’est participer, contribuer à comprendre, à étendre, à désencombrer une écoute fine du monde, et de notre humanité dedans, en tant qu’entité globale, interdépendante, et, accessoirement, d’une existence statistiquement miraculeuse (ce que nous démontre la cosmologie).

 

18.03.13
Paris.
je me lève exténué : insomnie, puis cauchemars. l’image de l’étang et de son Ophélie.
à travailler toute la journée avec cet épuisement, à « ramer », à pousser, se forcer, sans faim.