Fred Griot - la plui
Ed Dernier télégramme – 60 pages – 12€
article initialement paru sur poezibao (janv 2010)
(merci donc à Antoine Emaz et à Florence Trocmé)
Voilà un très beau livre sale, post-Beckett assurément, mais taillant sa propre route, lançant ses vagues lourdes, d’un lyrisme épais, théâtral pas du tout Claudel, plutôt Beckett encore mais sans rien d’essoufflé dans ce livre, et pas de cap au pire.
Un élément peut sembler discutable, mais il est si appuyé que l’auteur doit avoir de solides raisons pour le défendre : la dysorthographie, choisie ou assumée. Elle peut être rappel biographique ou façon de s’approprier la langue, mais elle perturbe la lecture, surtout lorsqu’elle n’apparaît pas motivée et freine le courant qui porte le texte. Pourquoi « dan » et pas dans, pourquoi « plui » et non pluie, « tou » alors que l’œil instinctivement rectifie en tout ? Et que reste-t-il de cette dysorthographie si le texte est lu à haute voix, ce qui semble bien être le projet ? Bien sûr, à certains moments, bouger violemment l’écrit fait sens, dans un travail du bégaiement, remarquable lorsque la langue vient comme buter sur son but : « emballement par circonvolutions tourna tournage cycla cyclique par emballement emballement de la pense qui creuse l’os du crâne jusqu’à épaississement épaississement central jusqu’à as asphyxie un emballement to toxique. » (p. 19) Dans ce beau passage, j’accroche seulement sur « pense » au lieu de pensée, le reste fonctionne bien.
Ce point dit, on garde en mémoire que le texte a été écrit en 2006-2007, et reste surtout la force étrange de ce petit volume. D’abord, sa cohérence presque narrative, très simple. Une personne, dans une cabane, écrit et marche aux alentours. Six séquences en laisses de prose qui se terminent toutes par une forme d’extinction des feux : « silence ». A chaque fois, une expérience profonde d’être est mise en jeu, plutôt sombre dans la première moitié du livre, plutôt positive dans la seconde, sans que l’on puisse parler d’un contraste radical noir/blanc.
Il est difficile de citer ce texte sans casser son mouvement, son lié, mais il porte des situations existentielles fortes, comme celle de l’élan et du blocage : « je toujours va et bute je toujours bute et vais mais je toujours va toujours encore toujours toujours// une marche une forme un aller où l’on puisse se heurter un dire un aller dire qui se heurte un aller qui sait se heurter un aller dire qui sait dire le heurté un aller dire qui laisse se dire qui laisse se dire les choses les choses comm elles sont dans leur épuisement élan dan leur bute – va » (p.24). Ou bien on entre dans ce tournis de langue et on voit ce qu’il vise, comme en spirale, ou bien on est éjecté, centrifugé : en ce sens, c’est bien une écriture qui concède peu.
On pourrait aussi souligner les traits d’humour sombre : « on sait que le jour va se lever qu’il s’est toujours levé qu’il devrait normalement encore se lever ce jour-là à moins que // toujours est-il qu’il s’est levé ce jour-là après les piou-pious comme un silence peu à peu dan l’aube sur le fleuve le fleuve qui fume » (p.28).
Ou bien, autre registre, l’importance des sensations brutes et ce qu’elles lèvent mentalement. Ainsi pour l’évocation du port (p.38-39), si loin et si proche de celle de Baudelaire.
Dans sa solitude, celui qui parle est ramené à la question d’exister. Et sur la fin du livre, on a ce qu’il faut bien appeler deux « extases », même si le mot peut sembler étrange dans la forme d’écriture choisie. Mais il s’agit bien d’illuminations intérieures, le refus de l’emphase n’y change rien : « ouais tu te balades et les images et les choses tu te mets en train de penser et tu te dis tiens elles ont peut-être un sens les choses ouais peut-être elles s’agencent une espèce de cohérence soudain une espèce de grand tou de grand tout ou rien une espèce de grand oui là comm ça tente de t’entendre tente comm si là oui soudain une espèce de grande cohérence tout à coup oui ça tomb comm ça de ces évidences l’évidence rien de plus abrupte à tomber le genre de chose que l’on a toute sa vie toute sa vie devant le pif et que soudain ouais c’est ça et que soudain l’on voit » (p.40)
Ou bien, mais de même, lorsque la balade amène le marcheur en haut d’une colline : « et les choses les bêtes les gens tou petits à l’échelle pas plus impressionnants que petites bêtes pas plus importants que fourmis pas plus essentiels qu’insectes pas plu vitaux oui de là-haut on décentre on gagne recul on n’est plu là sur notre nombril à tou voir à hauteur d’homme à tout imaginer à hauteur de cerveau d’homme à tou projeter à quéquette d’homme à tou juger à valeur d’homme à tou régir à besoin d’homme à tout échafauder à humanité d’homme oui occupant en notre tête une place si exagérée à côté de celle si facultative dan le vivant et dan l’espace oui de là-haut vraiment j’aime oui de là-haut comm un calme profond » (p.47)
Voilà. Je ne sais pas si la poésie doit s’établir à demeure dans ces parages, mais j’aime que quelqu’un y soit allé et en ait rapporté ce texte aussi puissant que boueux, étant entendu qu’en matière de langue, boue vaut or.
A. Emaz
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