depuis quelques années on me parle parfois de mon travail comme d'un travail difficile, opaque, intellectuel, expérimental, déconstruisant trop la lang. Or, si j'en conviens parfois, par "compassion" pour le lecteur ennuyé, j'en suis la plupart du temps étonné.
Ce que je fais n'est rien de plus brut. De plus spontané, de moins apprêté, maniéré (oui avec Dubuffet). C'est du patois — du paysan, certes parfois comprimé concis —, pas du tout du langage de bon élève latiniste, de la prose de normalien. Je n'ai que faire des idées, aux circonvolutions hautement civilisées, depuis une adolescence qui a trop réfléchie.
C'est de la lang certes travaillée, malaxée, bousculée parfois, mais de la lang autant que possible "en racine", ancrée dans nos vieilles langues, au champ sémantique simple, et… sonore.
Pas loin, je crois, si on la dit, du langage parlé. Ma lang n'est pas exactement de celle que l'on entend dans la rue et pourtant elle me parait là toute pleine dans les bouches de chacun. C'est du langage écrit entré dans le langage parlé (peut-être pas si différent de l'entreprise inverse de Céline). Mais là n'est pas, de loin, le plus important. Car l'on oublie l'émotion. Notion galvaudée chez les cultivés et les intellectualisants, peu loin de la taxer de sensiblerie. Au-delà des appréciations nous faisant considérer une langue comme classique, bien repérée, en comparaison d'une langue considérée comme nouvelle, bousculée, inventée, inentendue, c'est l'émotion qui importe. Là où ça touche. (Emaz dans son cambouis — manuscrit que j'ai eu la chance de lire lors du début du travail éditorial — en parle fort bien). Ou, pour être plus précis, lorsque l'on est là où la ligne est la plus tendue, la connexion la plus directe (aussi intacte, non filtrée, non censurée que possible), entre de là où ça vient et vers là où ça impacte. Ce point de rencontre immédiat, évident, débordant. C'est de cette émotion dont on devrait se préoccuper. Qu'une lang soit en "désordre" est une chose, mais je conseillerais : écoutez-là, et à haute voix si possible. Ne vous demandez rien, surtout ne cherchez pas d'abord à comprendre (le sens vient ensuite s'il doit venir, le sens est un nuage de condensation tardive), faites vibrer... vous touche-t-elle ?


PS : pour finir, de Gaston Chaissac, phrase trouvée alors que je bouclais ces notes :
« Vous pourriez faire un rapprochement entre mes tableaux et la rusticité du langage des paysans (qui déforment les mots, comme moi le dessin) qui est si expressif et savoureux... Au fond, en peinture, je parle patois. »
Gaston Chaissac

et Jon Fosse...
« Peut-être pouvons nous dire tout simplement qu'à travers cette forme de compréhension qui a recours aux concepts et à la théorie je comprends de moins en moins, et que la portée de cette forme de connaissance me paraît de plus en plus limitée, tandis qu'à travers cette autre forme de compréhension qui a recours à la fiction et à la poésie je comprends de plus en plus. Peut-être est-ce ainsi. En tout cas, c'est ainsi que je le ressens puisque, après avoir écrit un certain nombre d'essais théoriques, j'ai progressivement abandonné cette forme d'écriture au profit désormais presque exclusif d'un langage qui n'est pas en premier lieu concerné par la signification mais qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu'en second lieu. Et à travers ce langage qui d'abord est, et qui ensuite seulement signifie, il me semble comprendre de plus en plus, alors qu'à travers le langage ordinaire, celui qui d'abord signifie, je comprends de moins en moins. »
Jon Fosse - avril 2000 - Lexi/textes 7 (Théâtre de la Colline / Arche)



voir aussi ma lang (1) et ma lang (2)