(un extrait de VISIONS)


ON EST ARRIVE au pied d'une falaise, la nuit tombait déjà. On commençait à grimper, on s'engageait sur le sentier à travers les buissons, franchissant les grosses strates de pierre unes à unes... Je sentais très bien l'effort des muscles sur le sentier la rocaille... On soufflait un coup avant d'arriver au sommet. On posait les sacs, on regardait tout autour...
En haut, tout en haut c'est une garrigue. Une lande de pierre et de calcaire, de buissons et de buis. Dans le calcaire gris, des sarments secs léchaient la pierre comme des flammes. Le sommet, une terrasse de pierre descendant en gradins, en étages jusqu'au vide. La terre tout en bas, les calcaires, les vignobles rouges en dessous, les villages dorés, les pentes douces, ocres, coulaient du pied de notre falaise jusqu'au fond sur les nervures du relief, jusqu'en bas, tout en bas où les versants, les pentes se rejoignent en une grosse nervure collectrice.
On est tous en haut à la falaise... à jouir. On ne fait rien. On regarde, parle peu. On respire. A se remplir de l'air, le baume, de l'odeur.
On discute encore un peu, en-d'ssous la brume à cheval glisse filoche sous la dépression. Belle brouillasse blanche qui monte, descend, joue avec la pente...
Je les laisse un peu parler, je m'éloigne, je m'assois tout seul au bord de la falaise.
Au bout là au bord, tout au bord de ce plongeoir… les pieds pendant dans le vide…
sur le vide qui ramasse l'homme ce trou-là, sur son fil qui concentre l'animal...
J'ai un grand col. Je l'avaloche. Je reste que.
En d'sssous coteaux rouges difficiles à dire.
En d'ssous deux p'tits bonhommes. A l'échelle. Bien plus à l'échelle quand vus de loin, observés du d'ssus. Dans le même plan que tout le reste, pas plus importants. Si observés comme. Avec conscience-là.
Avec conscience-là... on se sait très fragile esquif, très joué par les forces infinies. Très volatile odeur, paille légère. Les astres nous tournent et ne sentent pas notre poids. J'veux dire... les bestioles, les archi-p'tites qu'étaient là d'puis avant nous, avec conscience-là elles nous valent bien. On flotte au milieu pareil... Parce que nous avec l'idée de l'éternel on vit... s'imagine pas assez crevés. Nous que l'on cherche. Nous que l'on porte. Gros poids de se mener avec notre indémerdable situation. On passe. C'est c'qui m'intrigue. On s'démène... pour se sentir. Sentir la petite pression au pariétal. L'inquiétude. Les saccades de vie... Tout juste où on va, ce qu'on devient nous... viande et un peu ! Papillons fleuves brises on est. Ephémères... Et pas possibilité aimables autrement...
Sur mon bout là j'vois bien. On passe disparaîtra. Oh, facile à deviner, prophétie de pochetron : y'a l'infini et rien d'éternité !
On est des taupes sûrement moins aveugles que les taupes mais passantes encore... Je dis comme si c'était les dernières bordées de notre civilisation... Nous, dans les creux, collines, où qu'on passe par-d'ssus, ruban coulant sur les bosses qu'on enjambe... avec notre petite besace qu'est montée au-d'ssus d'l'échine, ce petit baluchon rond qui peut nous faire nous regarder, et nos petits yeux tendus dans ce brouillard bleu, au d'ssus cette colline, creux, qu'on monte par d'ssus, où on s'utilise debout, gravissants, et sentant nos pattes nous avancer, tout petits... où l'on pèse, par terre. On s'croit plus importants durs à cuire qu'le singe le baobab ou le diplodocus. Mais l'homme il a pas d'équilibre, il s'tient avec l'effort. Il est le seul indispensable pour personne. Enlevez les oiseaux la terre claudiquera longtemps, enlevez les hommes tout ira librement.
L'effort... Notre truc c'est d'nous dépasser. Avec les vérités qu'on trouve, on s'trouve jamais assez grands. Les bêtes sont plus proches de leurs besoins... Nos constructions à nous vont au rien, au vide, au que dalle, me semble. Le dernier pas est sur l'abîme.
Comme tout homme chacun, nous cherchons à assouvir nos manies naturelles, les cherchant les trouvant et ne pouvant qu'aller les aggravant. Jusqu'à au fond sous notre petite lampe jaune, les fignolant, les titillant, croyant dedans trouver la paix nécessaire au mourir. Mais descendant de cercle en cercle, ne trouvant finalement en bas que peine et peu.

Je vois passer des hommes dans l'allée tout en bas qui montent de face vers moi me dépassent et continuent... Tout un tas de monde. Qui vit pour parler grossièrement. Car c'est un trop gros travail ici de dire tous les menus détails de ces vies nébuleuses ensembles particules... De là-haut de mon point d'vue, je regarde, j'vois bien...
C'était clair. Echographié. Trop clair. Os nettoyés. Os plats blancs... De là-haut on est dépouillés. Compris, radiographiés, vous n'avez plus de corps, pesants nul part. N'appuyant plus, ne modelant plus.
Compris. Mon corps aussi. Diminué. Ramené. Sans plus de poids...
Oui, oui, c'est comme ça qu'je vous l'présente. L'œil de traviole un peu sans doute. Qui a son parti. Qu'arrête pas de travioller. Qui a son parti du plus, plus haut ! Pas empêchable habitude. Percer ! Ajourer toutes les choses !... les prendre, les piger, tac ! au regard coup de patte !... à vitesse jugement de rapace ! Paf ! prises dans l'ombre saisies immobiles ! Coincées complet... Mais de là-haut on voit bien tout, et notre petitesse et notre taille réelle, et nos efforts, minuscules, bien grands qu'à notre échelle...

Je voyais passer des hommes dans l'allée qui montaient de face vers moi me dépassaient et continuaient… Tout un convoyage d'hommes. Tout un monde immense, en avant, fourni au bas tempo du sang !… une grouillance au fond sur les bancs, aux derniers étages d'eau. Poissons où y'a pas de lumière…

Je sortais de ma rêverie. Le soleil lui continuait sa chute dans la poussière, s'empêtrait, se dénouait, se reformait bleu et flamme... Il laissait sur le sol, dans le ciel, la lande, des traînées d'ocre et de violet qui peu à peu viraient jusqu'au bleu, au noir de la nuit...
Il descendait, rougeoyait, tombait déjà, se ramassait en une boule veinée de sang, et les couleurs sur la pente, les ombres, et nos visages même, oranges, se détachaient et nichaient de petites zones d'ombres dans chacun de nos traits. Nos traits, nos plis, nos rides se contrastaient, s'aggravaient...
M, T, Y et moi on regardait encore la nuit tomber. Pour rien, pour rester...
Avec eux dans le trou-cul de la nuit tout autour épaisse, apaisante, dans le cercle-rond de la lum étroite, autour de nos cigarettes, resserrés… on disait des choses nues comme la paume, qui cherchaient, cherchaient à la base notre être...
Le ciel tirait sa grosse nappe étoilée, on était tout couverts d'ombre et d'étoiles, on s'allongeait, regardait, parlait peu...
On s'installait pour la nuit, on étendait nos vieux corps fatigués...
Dans la nuit... dans la profondeur... dans le trou douillet concentré... la nuit profondeur, la recherchée profond profondeur se posait sur nos formes au calme au fond...
Ça tournait au-dessus de nous tout doucement sur la voûte.


AU MATIN, l'aube, fraîche, trempée, vint se déposer sur nos corps... Les nuages floconneux pesaient sur la plaine... On se levait dans le jour, nos visages gonflés, boursouflés. On trempait nos visages dans l'eau glacée. On se réveillait doucement.
La tête pleine et valseuse, nous redescendîmes de notre plongeoir, on ressortit de la nuit. La rosée sonnée le soleil. Les feuilles sonnées le soleil sur notre passage sèches se relevaient séchaient, les chardons fanés, l'herbe fouettée et fouettés nos visages dans la brise le matin...
Au matin on repartait.