(vers 1995)

— DANS CETTE RÉFLEXION-LÀ je revenais à une préoccupation, intime, pivot de la recherche. A savoir comment dans la plus haute exactitude, à épuiser les choses, survient et s'épanouit la délétion, la dissolution, la décomposition du moi. Moi qui se dissolvait me semblait-il au fur et à mesure de la descente vers la recherche des lois, — et pourtant ce que je faisais paraissait très cadré, très concret, très "solide" — qui peu à peu, d'en bas, parlait sans n'avoir plus de lien, ni le même langage ni le même environnement ni le même comportement que ma partie sociale, celle que l'on peut voir de soi, en société, qui parle et discute et crée famille et amitiés.

Non, il y a ce que je suis quand je suis au travail, et cherche, et sincèrement, que les autres ne voient que peu ou qu'un peu lorsque les conditions d'une soirée agréable, intime, me pousse à décrire. Mais tout mon attachement va à l'analyse de cette descente, à l'inventaire des rencontres que nous faisons, dans ces cercles qui descendent, comme un réseau souterrain, en nous.

Notre individualité, si peu indivisible, est donc composée. A chaque fonction ne correspond qu'une partie, ou du moins, plus sûrement, nous ne dévoilons qu'une partie. Par-delà les jeux d'impressions qui régissent notre vie sociale de l'indifférence à la fascination, plus on va vers l'intime et plus l'on voile et recèle, ou, lorsque la relation est étroite, si l'on ne cache pas, on ne sait tout dire. En fonction de l'environnement le comportement change, la chose est connue, mais aussi les performances d'expression, voire l'identité exprimée. Or dans cette recherche-ci, c'est seul et sans voix, mais avec ce vecteur escripture, que mes compétences se révèlent le mieux, que mes performances montent au meilleur. Qui dit sans voix et seul, et comme sans moi de surcroît (car tout ce qui est grand semble être sorti comme sans nous, sans avoir été sous notre contrôle, comme le fruit spontané d'un entraînement et d'une maîtrise), et ne nous voilà plus dans le social, mais dans l'intimité du corps de l'homme, celle sans lumière.

C'est là que débute la dissociation. Qui s'enfonce — et le mineur connaît bien les difficultés d'évacuation de son travail — s'isole. Et son langage se particularise et remonte difficilement au jour commun. L'effort nous a poussés, et poussés nous avons chuté en deçà. Nous faisons œuvre de cette descente, mais, quoique nous cherchions les traits humains universaux, nous traduisons des impressions auxquelles nous avons bien du mal à garder une traductabilité en l'appréhendable commun. Et pourtant ces traits-là sont l'évidence, et rien d'autre que les évidences ne pénétreront.

Je cherche donc à la base notre être.

Et descendant dans les profondeurs, c'est de ma personne qu'extrait et retranche nos traits, en moi je nous trouve et suis l'objet d'analyse. Plus je sais et dégage et moins mon caractère m'est personnel, sachant que dans mon fondement je trouve celui de tous. « Chaque homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition » comme le disait l'ami Montaigne…

Maintenant, de si loin, je sais que je suis au nerf et pour descendre il me faut épuiser. C'est-à-dire continuer encore...

Mais quoi, aller plus loin ? Je ne, je ne peux pas, n'y arrive pas. Impuissance, là, précisément. Exactement là que ça s'arrête, incapable, pas capable, pas le levier pour, pas le recul, pas la vision. Je sais, je sens, qu'au fond de nous s'exprime... mais rien, impossible, innommable, innommables les derniers ressorts, innommable mécanique d'au fond, tensions sans doute, ça je le sens, élans, courants. Mais rien de précis, finalement. Il faudrait plus bas, plus profond, un recul, regardant le moi qui nous regarde, et ainsi, de suite, à perdition progressive. Les cercles de Dante à descendre uns à uns... Tensions, courants... aussi vague que ça... à essayer, oui essayer, continuer encore...

S'efforcer toujours, parce qu'histoire n'est que moyen de dire, et dessous, à faire sortir, encore, les causes de la motivation, vraiment, ce qui pousse, ce qui amène, vraiment, ces flots. Veine terrienne et brutalité, sécheresse de caractère me font chercher la base, le début, la matière brute, qui, cherchés puis découverts, me relancent et me séduisent encore puisque me ressemblant. Je ne vais pas au cœur, et pourtant, à dire, je m'engouffre. Il faudrait encore plus, laisser couler, fluer, naître. Dégager les moyens, peu, et transpirait le cœur. Réduire les moyens, quelques très simples, peu de texture, mais qui ne réduisent pas le flot, le flux, la quantité fluante...

C'est pourquoi rendre, je veux une musique nue. Venant au travers des porosités du silence. Et résonance des battements de notre sang.