note retrouvée (vers 1990)

J’étais là dans mes évolutions pérégrinations j’étais là à travailler ma matière un peu sauvagement à l’impulsion et puis d’un coup dans mon art arrogant crucial je me suis retrouvé soudain aveugle. Muet.
Plus dire. Plus dire. Je ne savais plus dire. Je devenais idiot sûrement…
J’étais rageur, assoiffé, affamé, il me fallait de la totalité, de l’aventure, énorme ! Je voulais du vivant, du tenace, du mouvant ! J’avais les yeux gros, plus que le ventre. C’était la totalité de la vie que je voulais, voulais saisir. Les choses mortes et les vivantes, celles qui parlaient ou n’avaient jamais su… toutes, ensemble comme elles étaient ici à côté loin de nous... Alors c’est la réalité que je voulais, tout l’entier univers. Je travaillais à une genèse constante de la matière, je m’efforçais facilement avec la facilité des choses faites par vocation...
Ce que j’écrivais n’exprimait rien d’autre, c’était la même chose que son sujet, même mouvement, même grain, même volume, même battement, même vitesse, même espace et durée... Ce que j’écrivais n’était pas différent de son sujet, c’était pareil, ça faisait partie... C’était dans la même réalité qui contient tout. Je racontais ce qui était...
Je découvrais que la connaissance du réel exténuait comme aucune autre matière, je découvrais l’épuisement par le dire, dans le dire, du dire...
Aucune personne sincèrement pénétrée d’une recherche n’aurait travaillé autrement.
Plus je voyais et plus je devenais aveugle, plus j’écrivais et moins je ne savais parler. Plus je saisissais et moins je cernais, moins je savais exprimer. Je ne savais plus rien. Je ne comprenais plus le fait de mon travail. Je ne savais plus ce que je faisais, ce qui me poussait, ce qui m’envoyait, m’acculait aux écritures ! Je ne savais plus comment ça fonctionnait comment qu’on voit comment qu’on dit !… Je ne connaissais plus qu’à peine ma langue… Ça se faisait comme sans moi tout ça.
Aveugle, démuni, je devenais muet, je sentais que quelque chose cessait. Une décroissance du rythme. Un abaissement du son. Jusqu’à plus lent. Pauvre et silence…
Ah ! Qu’avais-je touché là ? Qu’était-ce cela ? Ce point où ma langue se détraque… et quelle force alors ça contient aussi ! Quelles forces ça appelle, et toutes affamées d’un sang inconnu !
Je ne savais plus parler gesticuler chanter et pourtant ça venait ! Et pour de bon et rude et compréhensible encore !… immense et lumineux… Ça sortait finalement résonnait… renaissait du silence…
Je ne cherchais plus à savoir mais à sentir sans doute… M’étais trouvé enfin. Avais basculé du langage commun incapable dans l’intime, au patois personnel.
La parole s’était tue pour être chantée ensuite…